Je suis une femme sale — parfois littéralement, si non littéralement à ce moment-ci. Je passe des heures et des heures dans les archives, pas exclusivement dans des recueils officiels gardés dans des institutions officielles et reconnues, mais également dans des archives officieuses — incluant dans des sous-sols appartenant à des individus. La poussière et parfois de la véritable saleté qui s’accumulent dans ces endroits signifie que, quand je m’y plonge, je me salis littéralement.
Cette saleté cependant comporte également des registres symboliques. Je travaille à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, dans des endroits institutionnels autorisés, afin de retracer les pistes que les auteures canadiennes ont laissées derrière elles, et qui ont aussi été volontairement omises des archives «aseptisées » ou officielles. Comme l’observe l’écocritique Anthony Lioi, je veux rendre à la saleté son dû. Comment? En démolissant une à la fois les suppositions qui sous-tendent les réseaux socioculturels en vertu desquels les femmes ont été à un moment donné « nettoyées » des registres historiques et, qui ont remis en question leur lisibilité même, en tant que citoyennes et auteures, quand cela n’a pas impliqué leur disparition complète.
En bref, je veux localiser les détritus laissés par les femmes écrivaines canadiennes et les rendre visibles aux autres. Par conséquent, je « ne me salis pas » simplement à cause des endroits littéralement où je me rends; je le fais aussi à cause de la matière sociopolitique que je cherche et que je croise parfois.
Je ramasse « la saleté » sur la vie de diverses écrivaines canadiennes et leurs associations avec les éditeurs, les agents, les membres de leur famille et leurs amis, et puis j’entreprends une réflexion quant aux décisions éthiques qui détermineront l’étendue de ce que je conserverai dans mes publications et présentations. Ma recherche d’archives démontre que la saleté que je recherche va au-delà des questions de genre et comporte une atomicité qui englobe les questions de race, sexualité, classe et d’économie. En prenant ces décisions éthiques, je dois quand même reconnaitre que les femmes étaient déjà considérées « la honte incarnée » et que « le processus de socialisation des femmes peut être perçu comme le prolongement de l’immersion dans la honte » (Bouson 2). Par conséquent, chaque fois que j’analyse une archive, je dois organiser mon travail avec soin, afin d’éviter de perpétuer encore davantage ce processus d’immersion, et je dois considérer dans quelle mesure mes propres gestes pourraient être caractérisés dans ce processus …
Mais qu’est-ce que cela signifie pour moi, le chercheur qui fouille et découvre cette sorte de saleté? « Moi, j’ai les mains sales, aussi, » comme le dirait Jean-Paul Sartre. Est-ce que le fait de réorganiser et de révéler un tel matériel signifie que j’ai « aseptisé » le registre? Pas nécessairement, puisqu’il n’existe aucun réel moyen de garantir quels seront les effets d’une telle réorganisation, ni que le registre avec lequel je suis aux prises peut être « corrigé »: il est assujetti à la perspective, aux contextes sociopolitiques, ainsi qu’aux attentes culturelles. Je suis moi aussi impliquée dans le processus, et je comprends que les conditions morales en vertu desquelles je travaille se modifieront d’un contexte à un autre; cependant, je suis consciente que le fait d’être à ce point impliquée est inévitable. Comme le fait remarquer Heather Sullivan, « nous voulons … embrasser consciemment et concrètement la saleté, ce qui ne peut être évité puisque nous la vivons et la respirons quotidiennement» (517). Le fait de trouver de la saleté, semble-t-il, fait partie du processus de recherche, et le fait de se sentir sale, bien que ne l’étant pas vraiment, est implicite lorsqu’étant chercheur dans les archives.
Morra, Linda M. “I’m a Dirty Girl.” ESC 40.2-3 (June-September 2014): 5-8.
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